jeudi 22 mars 2007

450 boîtes aux lettres


On m’avait annoncé 450 clients, 450 boîtes aux lettres disséminées dans la ville et alentour. J'avais attendu une liste bien mise et que j'aurais apprise comme une poésie, ce fut une nuit froide près d'un entrepôt désaffecté. Il y avait là quelques véhicules attroupés autour d'une lueur ; c'était le «_dépôt ».
                 
J'étais là, immobile, les mains engoncées dans les manches de mon blouson, et j'observais des gens qui s'agitaient. Ils bringuebalaient, triaient, rangeaient des paquets dans le silence et dans le froid. L'un d'eux m'a regardé d'un air amusé et m'a dit que j'aurais bien le temps d'apprendre tout cela plus tard. Je les ai regardés, lui et les autres, j'ai pensé à mon lit et je me suis demandé pourquoi j'étais là. Ah oui, l'argent ! Il me fallait de l'argent.

Puis nous nous sommes retrouvés brutalement jetés dans la ville. Je me souviens avoir essayé de suivre le parcours, je me souviens surtout avoir été rapidement débordé par le défilement furieux des rues. Des quartiers que j'avais l'habitude de fréquenter se transformaient sous mes yeux en des labyrinthes incompréhensibles. Je me voyais perdu dans ma propre ville_; tous les repères, tout ce que je croyais connaître venait de voler en éclats, il ne restait plus que le faisceau aveuglant des phares, des hurlements de mécanique, la vitesse aussi et mon corps comme pris dans le tambour d'une machine infernale. Dès lors je me suis contenté d'accrocher mes mains solidement au siège devant moi et j'ai regardé comme spectateur les boîtes aux lettres s'amonceler. J'étais sur la banquette arrière, mon formateur ne se retournait pas, il regardait à peine dans le rétroviseur pour parler, et il parlait tout le temps. Au milieu des bruits du moteur, je ne comprenais que la moitié de ce qu'il disait, cependant une parole qui m'avait échappé sur le coup m'est revenue plus tard en mémoire et elle me poursuit encore aujourd'hui : « Tu crois être perdu mais ne t'inquiète pas, ton cerveau il travaille tout de même. Tu verras, le cerveau c'est dingue ce qu'il est capable de faire, il nous dépasse de beaucoup_». Cette nuit-là, je n'y avais pas cru.

Quand tout a été fini, je suis rentré chez moi et je me suis aussitôt endormi. Je ne me suis réveillé qu'au milieu de l'après-midi et à peine j'avais ouvert les yeux que les souvenirs de la nuit ont resurgi : il y avait des images partout et qui s'enchevêtraient, des bruits et des cris, des flashs, des voix aigres à s'en boucher les oreilles et que seul un cachet d'aspirine a réussi à confiner au fond de moi. J'aurais peut-être dû ce jour-là les faire jaillir plutôt que les laisser grouiller dans mon corps. Pire encore, je n'avais aucun souvenir précis de la nuit – c'était un grand flou – à tel point qu'il me semblait impossible d'apprendre ce métier. Oserais-je l'avouer, je me suis demandé ce jour-là, et cela pour la première fois de ma vie, si j'étais capable d'un tel travail ; physiquement capable, j'entends. Oh j'en connais des métiers qui ne sont pas à ma portée mais là, il n'y avait besoin d'aucun diplôme, il s'agissait seulement d'apprendre les emplacements de 450 boîtes aux lettres.

Le doute m'a poursuivi jusqu'au soir et puis je suis tout de même retourné dans la nuit.

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