vendredi 6 avril 2007

pif paf


Personne ne peut réellement comprendre ce que vivent les porteurs de journaux. Un soir, à l'occasion d'un dîner, un collègue m'a expliqué ce qu'il en était des illusions auxquelles nous sommes confrontés. Depuis le temps qu'il traîne les rues, il en sait beaucoup plus long que moi sur le sujet. Il est de ceux qui en ont vu d'autres et il en porte les stigmates : un visage cramé par la nuit, « corporatiste » comme on dit. Il est vrai qu'on finit tous par se ressembler, nos traits sont marqués au burin, les rides s'y font crevasses, elles creusent les yeux et les enfoncent dans leur orbite. On ne voit que cela de prime abord, des yeux noircis et leur surface vitreuse. On nous croit éternellement fatigués mais nous sommes en réalité crevés.

« Une fois, du côté de Ligron, j'ai traversé la départementale sans même m'en rendre compte. Je n'ai rien compris, je roulais, tranquille, mais persuadé d'être sur la route de Rigné. Tu vois ? Ça se ressemble un peu. »

J'ai acquiescé.

« Et là, a-t-il ajouté, juste sous mes phares, une ligne blanche mais perpendiculaire à la route ! À peine j'ai eu le temps de penser – "Mais ils déconnent sec à la DDE !" – que je réalise : j'étais au milieu de la départementale. Tant pis, trop tard, je l'ai traversée tout doux et j'ai été bien content de me retrouver de l'autre côté sain et sauf, parce qu'il n'y a pas de visibilité avec ce carrefour, une voiture et c'était pareil ; je ne serais plus là pour t'en parler ; c'est fou, des fois. »

L'envie me mordait les lèvres de lui révéler ce que j'avais vu. Derrière son sourire et ses yeux qui brillaient, il m'aurait peut-être compris, lui.

« Ouais, on devient fous, ai-je ajouté.
– Fous, pas vraiment. Ce sont des hallus tout ça. Enfin à peu près, des illusions plutôt. Je veux dire, on n'est pas drogués mais dans la caboche ça grouille fort, et quand on va trop vite… les yeux n'y voient plus que du flou. Le cerveau il n'aime le flou, il lui faut du précis, et quand il lui manque une pièce, eh bien plutôt que de laisser un cadre noir au milieu de la photo, il cherche coûte que coûte à le combler, il va alors chercher dans la caboche des images qui lui semblent correspondre. Voilà comment apparaît une hallu. Ajoute à cela la fatigue, le sommeil, la nuit, la vitesse : pif paf, le cerveau se goure et te fabrique un chien à la place d'une poubelle ! Une nuit, je m'en souviendrai toujours, j'avais été à deux doigts d'écraser un piéton, il était en train de traverser la rue mais et je ne l'ai vu qu'au dernier moment ; je te jure, il est passé à un mètre à peine de la voiture ! Cela m'a tellement foutu les jetons que j'en suis devenu obsédé. La peur d'écraser quelqu'un, tu comprends ? Eh bien à force d'y faire attention, j'ai fini par en voir partout des piétons. C'est comme ça. Le remède est parfois pire que le mal. »

Sourire amusé. Il allume une cigarette. J'en fais de même. Cependant je sais quelle tragédie peuvent cacher ces sourires-là.