lundi 19 mars 2007

dans le décalage même


C'est plus tard que j'ai compris.
Un peu tard je crois.

Aujourd'hui, quand je pose mon oreille sur mon bras, j'entends distinctement le flot d'une huile noire et cuivrée qui s'écoule par saccades, et je n'y peux plus rien malheureusement, non, je ne peux plus revenir en arrière ; je suis allé trop loin car ma santé autrefois si vaillante part désormais en lambeaux.

Hier j'ai craché du sang.
Quand je l'ai senti glisser dans ma gorge, je n'ai pas compris immédiatement ce qui se passait ; c'est seulement l'impression d'un corps étranger qui m'a fait cracher soudain, par réflexe ou par surprise. J'ai vu sur la table une éclaboussure de morve cramoisie ; une veine avait dû éclater dans mon nez. Alors je me suis mis à courir vers la salle de bain et, la tête penchée sur le lavabo, j'ai attendu en m'épongeant le front pour retenir un vertige qui voulait m'abattre. C'est à ce moment précis que je me suis demandé comment j'avais pu en arriver là.

Je vais écrire ce que mes yeux ont vu, tels qu'ils l'ont vu, et ainsi fixer sur le papier les événements que j'ai observés, avant que la nuit ne me recouvre et emporte avec elle mes souvenirs et, je dois l'avouer, une partie de ma raison.

Je m'appelle Lucas, je suis porteur de journaux. Ceux qui ne connaissent pas cette étrange activité nocturne pourraient croire à un boulot comme un autre, rien de plus, et même moins : un pauvre temps partiel, trois fois rien, quelques heures arrachées à la nuit mais on ignore qu'à trop fréquenter les rues, celles-ci finissent par vous monter à la gorge. Je sens leurs doigts gelés posés sur ma nuque, ils s'y glissent à la faveur de l'obscurité et ils voudraient me retenir, ils voudraient faire de moi un animal qui ne verrait plus jamais le jour. Il m'est de plus en plus difficile de résister à leur emprise ; je m'y acharne pourtant.

Depuis quelques jours, je ne croise plus autour de moi que des regards fuyants, des regards qui rejettent ma tête toute abîmée de nuits blanches. Ce sont des diurnes, eux, ils ne peuvent plus vraiment me comprendre. Pourtant je suis toujours là, avec eux, parmi eux, mais dans cette position inconfortable où s'impose l'impression d'être dans le décalage même, ni de leur côté ni tout à fait de l'autre quoique prêt à basculer.

Il est tard.
Le soleil est déjà loin.
La nuit revient.