mardi 3 avril 2007

on cherche à m’évincer


Les nuits suivantes, je me suis attaché à analyser les impressions étranges qui me parcouraient. Et j'ai observé comme étranger à mon corps la rigueur mécanique d'une main, la mienne, qui saisit un journal, toujours entre le pouce et le majeur, le plie, puis sort par la fenêtre et approche de la boîte aux lettres, en décolle le volet, et d'un coup sec envoie le journal à travers la fente : l'opération ne dure que deux secondes, je la répète toute la nuit, des centaines de fois, tant et si bien qu'elle est devenue comme automatique. Souvent je m'étonne de cette habileté et de la froide harmonie de mes mouvements, parfois je me surprends à reproduire les mêmes gestes en pleine journée, je vois ma main s'affairer sur le siège passager à la recherche d'un journal qui n'existe pas, et je ressens alors une frustration idiote et qui m'inquiète.


J'ai fini par reconnaître que mon cerveau avait pris le pas sur moi. Je me suis alors découvert homme-machine, entièrement manipulé par des réflexes que je ne maîtrise pas. Je ne suis pas exactement une machine mais plutôt un machin, un machin à servir des journaux avec un cerveau par-dessus, mais un cerveau qui ne sait plus très bien ce qu'il fait là, comme un corps étranger dont on voudrait se débarrasser, car on cherche à m'évincer, c'est sûr. La nuit, je ne fais pas ce que je veux, je ne peux pas rêver, pas même penser ; à peine j'écoute la radio d'une oreille distraite qu'on me rappelle aussitôt à l'ordre et à ma tâche, les journaux et les boîtes aux lettres. Ce carcan ouvre en moi une brèche dans laquelle je perds pied parce qu'il n'y a pas de pire torture que celle que l'on s'inflige soi-même.

S'obliger à ne plus réfléchir, se sacrifier à la répétition de gestes mécaniques, j'en étais là.