vendredi 13 avril 2007

seulement mon souffle


    :: 06h00
Ses mains sur mon cou ‒ je me suis senti soudain étranglé et je pensais bien l'être, alors j'ai commencé à me débattre mais contre quoi ? Contre rien. Alors j'ai appuyé de toutes mes forces sur la pédale de frein. Il y a eu un crissement de pneus et le hoquet d'un moteur qui cale. Dans le silence retrouvé, j'entendais seulement mon souffle complètement affolé, j'ai regardé autour de moi et je me suis vu comme extérieur à mon corps, un corps triste, exténué, presque une dépouille. Était-ce un rêve que cela ? Non, cela n'en était pas un, ma voiture était bien là, de l'autre côté de la chaussée, une roue sur le talus et à quelques centimètres d'un accident fatal. Non, tout cela avait bien eu lieu.

De retour chez moi, je suis tombé sur mon lit sans même avoir eu le courage de me déshabiller. C'est alors que dans les vapeurs de l'endormissement elle m'est apparue. Je l'ai vue s'approcher de moi et susurrer des mots froids sur ma nuque. Cette fois- ci, je l'ai reconnue. Maintenant je sais qui elle est. Son visage est un peu plus blanc peut-être, ses traits plus flous mais c'est elle.


    :: 16h30
Elle, c'est la jeune femme que j'ai rencontrée cet hiver et qui dans un froid glacial m'a demandé de l'aide avec ce drôle d'accent dont je ne saurais dire la provenance.
Elle paraissait toute fragile, emmitouflée dans son manteau déchiré.
Elle n'avait pas de gants mais des doigts bleus sur lesquels elle soufflait en vain.
Elle ressemblait déjà à une apparition.
Elle, puisque je ne connais pas son nom.
 
Je l'avais emmenée dans un entrepôt désaffecté du côté de la gare. Elle y avait trouvé de quoi passer la nuit : un vieux matelas, quelques couvertures. Je lui avais laissé le peu que j'avais sur moi, à savoir une bouteille d'eau, des cigarettes, un briquet et une barre de céréales. Sur le moment, je n'avais pas eu de meilleure idée que celle-ci, et j'en étais resté là, pensant avoir fait de mon mieux.

En y repensant aujourd'hui, je n'ai plus les mêmes certitudes. Non pas que je culpabilise mais je ne peux pas ignorer que j'aurais pu faire autrement ; il y avait des halls d'immeubles chauffés, ou encore mon propre appartement. On retiendra que j'ai essayé de l'aider, j'ai essayé... Je ne crois pas l'avoir revue par la suite ni avoir entendu parler d'elle et j'en viens à me demander ce qui a pu lui arriver cette nuit-là. Serait-ce cela qui perturbe tant mon esprit ? Une sorte de remords ?

Il me faut y aller.


    :: 23h00
Allez savoir pourquoi j'ai attendu la nuit tombée. Je ne voulais pas qu'on puisse me voir, je suppose, au cas où.

Une des portes à l'arrière du bâtiment était dégondée, il n'y avait qu'à la basculer pour se faufiler à l'intérieur. Une fois fait, j'ai pu allumer ma torche électrique sans craindre d'éveiller l'attention. La première des salles était un dépotoir jonché de ferrailles diverses, elle donnait sur une autre plus petite où étaient installés des matelas moisis et bouffés par les punaises ; c'est là que je l'avais laissée. Quelques mois avaient passé mais l'endroit n'avait pas changé, il puait toujours autant_– une vieille odeur de renfermé à laquelle on ne s'habituait pas. J'ai tourné autour de la pièce, je me suis arrêté un instant devant des traces suspectes de fumée mais qui devaient avoir été laissées par un brasero, je ne savais pas bien ce que je cherchais, un indice sûrement, un signe de son passage. Évidemment je n'ai rien trouvé et cela n'a pas suffi pour autant à me rassurer. Avait-elle vraiment passé la nuit ici ? N'avait-elle pas plutôt tenté de nouveau l'aventure à l'extérieur au risque d'une hypothermie ou bien d'une mauvaise rencontre ou encore d'y attraper quelque accident. Je l'ai alors imaginée, en pleine rue, emportée par les phares d'une voiture et le fracas des tôles. C'est à ce moment-là que je l'ai vue allongée sur le matelas, son corps maculé de sang, elle me souriait d'une façon étrangement douce et elle tendait vers moi une main noire. L'hallucination n'a duré qu'un instant, heureusement, mais elle m'a tant brassé l'estomac que – pourquoi le cacher ? – j'ai couru dehors pour vomir. J'étais en plein délire. Ce n'était pas possible, non ! Elle avait forcément survécu, forcément...

Mais alors pourquoi mes visions prennent-elles le visage de cette femme dont j'ignore tout et quel est ce monstre qui vit dans ma tête et la pourrit chaque jour un peu plus ? Car je ne peux rien faire pour l'arrêter ! J'ai beau hurler, frapper les murs, pleurer, elle est toujours là et je ne sais pas pourquoi.

Est-il possible qu'un sentiment de culpabilité, alors que celui-ci est infondé, puisse emporter un homme jusqu'à la déchéance ? Non, je ne veux pas le croire. Je préférerais encore penser que je suis devenu fou.