mercredi 28 mars 2007

donc j'avais oublié


Et ce qui devait arriver est finalement arrivé. On m'avait prévenu, je ne l'avais pas cru.

Il faisait encore noir mais le jour n'était plus très loin d'apparaître, déjà les arbres se découpaient en ombres chinoises sur un ciel qui commençait à rosir à l'horizon. Fourbu de fatigue, je me suis mis à égrener les quelques journaux qui restaient sur le siège à côté de moi : il y en avait vingt mais il ne restait que dix-neuf clients à livrer. J'ai compté et recompté, me perdant, m'embrouillant, puis j'ai repris mes fiches, j'y cherchais une explication ; rien n'y faisait, un journal de trop. Donc, j'avais oublié un client. Il fallait bien que cela arrive un jour, je le savais.


Imaginez un esprit exténué et le corps à l'avenant, le creux des omoplates piqué de douleur, les yeux qu'on se force à écarquiller sans jamais trop savoir si l'on est pleinement éveillé ou non, et encore se surprendre à somnoler au volant. J'en étais là et ma tête comme lessivée n'avait plus la force de se livrer à un quelconque effort de réflexion, qui plus est illusoire à mes yeux. Une boîte aux lettres perdue parmi quatre cents cinquante ! Je n'avais aucune chance de la retrouver. Tant pis ! Résigné et un peu déçu également de me savoir faillible, j'ai repris ma route. Mais c'était sans compter sur ma cervelle qui, elle, n'avait pas baissé les bras, elle s'est alors mise à réfléchir toute seule, elle voulait trouver cette maudite boîte et malgré moi des images revenaient – tel quartier, telle rue – et cela s'embrouillait sous mes yeux tandis que la route défilait, ses bas-côtés de plus en plus menaçants. Je le sais, il suffit d'un rien pour louper un virage, une seconde d'inattention, et parfois moins que cela. J'étais conscient du danger et je luttais pour rester vigilant, je luttais vraiment car ma caboche n'avait d'autre idée que de se perdre à la recherche de sa foutue boîte. C'est toute ma tournée qui m'est revenue ainsi par bribes – ma nuit en accéléré –, j'y voyais chaque journal entrer dans sa boîte et soudain, je me retrouvais dans un autre quartier et le travail recommençait. Les boîtes, une à une... Et parmi elles, je l'ai vue, celle que j'avais oubliée. Comme une évidence, distinctement. Je n'en revenais pas, comment avais-je fait ? Et surtout, une telle certitude ! Était-ce possible vraiment ? Comment mon cerveau avait-il pu faire le tri dans ce brouillard de souvenirs quand je m'en savais incapable ? Pouvoir affirmer au milieu de centaines de boîtes aux lettres : « Mais oui, c'est celle-ci, j'en suis sûr ! » Et avec quelle clarté ! J'ai hurlé de joie, j'ai même hurlé au génie sans trop comprendre ce qui s'était passé et surtout sans en prendre la mesure car mon cerveau venait en réalité d'affirmer sa supériorité sur son hôte. Combien glaçante me semble cette révélation aujourd'hui !

Et ce n'était là qu'un début car chaque fois j'ai retrouvé la foutue boîte oubliée, chaque fois avec un même cri de joie, mais de cette voix que je savais ne pas être la mienne.

Il m'a fallu me rendre à l'évidence, me décider à faire confiance à cet autre moi que je ne reconnaissais pas. Je crois que je n'étais pas prêt pour une telle rencontre.